Lettre à mon père

Tu es parti pour un autre monde en en septembre 2002, un an après les attentats qui ont bouleversé le monde, les tours jumelles du World Trade Center s’effondraient et avec elles, bien des certitudes. Tu aurais vécu un an de plus et tu aurais vu mon monde basculer à son tour. Mais laissons là le passé auquel nous ne pouvons rien changer.

Sais-tu que le 14 janvier prochain, ton frère, mon oncle Stefan, le dernier survivant de ta fratrie, va avoir 100 ans. Wouaouh, je n’arrive pas à réaliser ce que cela signifie encore. Déjà qu’il y a deux ans, il a été nommé citoyen d’honneur de Varsovie, en reconnaissance de sa bravoure lors de l’Insurrection de Varsovie à laquelle toi aussi tu as participé. Mais tu n’es plus là, alors c’est avec lui que je retrouve un peu de toi. Et quand je vais célébrer à ses côtés ses 100 ans de vie sur Terre, c’est à toi que je penserai et sans doute que lui aussi.

Tu sais, le monde a bien changé depuis ton départ, et pas pour le mieux, donc tu ne manques rien. Toi, qui à 17 ans, t’es retrouvé propulsé dans la guerre, et qui a dû apprendre à te débrouiller pour survivre. A mentir crânement à la Gestapo qui t’arrêtait dans la rue avec une plaque de beurre et à qui affirmait sans sourciller que c’est ainsi que dans l’usine où tu travaillais, on récompensait les ouvriers. Payer avec du beurre, signifiait sans doute que l’usine était stratégique, et on t’a laissé passer. Plus tard, dans le camp de prisonniers, quand on cherchait un spécialiste en quoi que ce soit, même si tu n’y connaissais rien, tu t’annonçais volontaire, car travailler c’était assurer ta survie et celle de tes camarades prisonniers avec qui tu as toujours partagé le pain que tu gagnais. Après la guerre, tu n’as pas hésité à retourner à Sankt Johann Markt Pongau, saluer cette boulangère autrichienne, pour qui tu avais travaillé comme prisonnier.  Pas rancunier, juste reconnaissant pour les opportunités que tu avais alors su saisir pour survivre. Tu avais rejoint après la libération les troupes du général Anders, à Rome puis à Milan. C’est là que tu as rencontré ma mère sur un quai de gare et que vous vous êtes mariés. Personne ne savait après les accords de Yalta ce que retourner dans un pays de l’Est signifiait. Ton frère Stéfan et d’autres sont partis en Angleterre qui leur offrait l’asile et tu as été un des rares à faire le choix de retourner à Varsovie, accompagné de ma mère suissesse qui, en t’épousant, avait perdu sa nationalité. Rien ni personne ne t’y attendait, les biens de la famille ayant été confisqués et tes parents déportés en Mazurie.

Après dix ans de dur labeur dans ce pays dévasté par la guerre qu’il fallait reconstruire en y dédiant (volontairement) son temps libre, par ton ingéniosité, une fois de plus, tu sus t’en sortir. De manière rocambolesque mais légale tu as pu rejoindre la Suisse et ta femme qui, grâce aux changements du droit du mariage en 1953, avait pu demander puis récupérer sa nationalité suisse. Ingénieur diplômé, tu as accepté le travail qu’on te donnait comme technicien. Et puis, en 1959, tu es devenu papa, de moi, Krystyna. Je suis née polonaise, comme toi car à l’époque, les mamans ne donnaient pas leur nationalité à leur enfant. Quand dix ans plus tard tu es devenu suisse et moi aussi, tu as tenu à ce que ton prénom et le mien soient francisés, afin qu’il n’y ait aucun doute quant à notre volonté d’intégration et notre reconnaissance envers le pays qui nous avait accueillis.

Même aux plus sombres heures de ton existence, tu n‘as jamais voulu faire appel à l’aide sociale, la famille est là pour aider et c’est ce que j’ai fait pendant 12 ans. Cela ne faisait pas l’ombre d’un doute pour moi que le premier rempart contre la misère et l’adversité, c’est la famille. C’est cela qui m’a aussi guidée lorsque moi-même plongée dans la tourmente d’une autre guerre, j’ai été rapatriée par la Suisse, en payant mon rapatriement et en travaillant comme serveuse dès mon arrivée pour ne jamais être un fardeau pour la société et le pays, le mien, qui m’accueillait. Même pendant mes études et après avoir obtenu un diplôme, j’ai continué à travailler comme secrétaire, jusqu’à que je trouve l’emploi qui me convienne. Ne jamais compter que sur soi-même et sur la seule richesse que personne ne peut jamais te voler, celle acquise à force d’études et de travail. C’est ce que j’ai fait tout au long de ma vie, comme toi tout au long de la tienne.  Je suis fière et forte grâce à toi. C’est le plus beau cadeau que tu m’as fait, vivre de manière indépendante, responsable et fière de ce que je suis et du pays qui m’a vu grandir et dans lequel je crois m’être intégrée de manière la plus respectueuse qu’il soit de ce dernier, de ses traditions, de sa culture et de son histoire, sans jamais renier mes racines.

Fière de mon origine multiculturelle mais aussi de mon intégration totale et respectueuse de la Suisse, je témoigne aujourd’hui de mon désarroi quand à l’effondrement des valeurs auquel j’assiste aujourd’hui et que je regrette amèrement. La Suisse mérite mieux, mais quels Suisses s’en soucient ?

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