L’Homme chevreuil, Geoffroy Delorme

« La forêt peut donner l’impression d’une demeure tranquille et sûre qu’aussi longtemps qu’y règne, de façon manifeste, la loi des effets et des causes. Elle ne commence à devenir un séjour peuplé de menaces qu’à partir du moment où cette loi perd son pouvoir et où des forces arbitraires semblent régir le monde des arbres. Ernst Wiechert. »

Je referme le livre que je viens de lire d’une traite. L’homme-chevreuil raconte sept ans de vie sauvage en compagnie des chevreuils. Vivre avec les chevreuils, c’est vivre avec la forêt. Et Geoffroy Delorme à travers son expérience immersive totale renverse la perspective et donne à réfléchir.

En vivant avec les chevreuils, en partageant leurs jours et leurs nuits, leur nourriture et leur langage, il remarque à quel point la « gestion forestière et cynégétique » se trompent de cible.

… Dénombrés comme des arbres (au-delà de vingt têtes pour cent hectares, il faut les abattre) puis chassés en battues (ndlr on est en France) pour des prétextes de régulation de l’espèce et enfermé dans la forêt derrière des clôtures qui bordent la lisière afin de limiter les possibles dégâts qu’ils pourraient causer aux champs cultivés, voilà qu’ils deviennent maintenant un facteur accidentogène le long des innombrables routes qui traversent leurs zones de vie. … Notre volonté de contrôler les populations, ajoutée à notre démographie et notre urbanisation galopante, l’exploitation forestière et ses objectifs économiques, tous ses facteurs modifient en profondeur le comportement des chevreuils.  Il optimise son territoire et sa démographie en fonction des changements temporels et spatiaux apportés à son habitat. Si le domaine vital diminue, les jeunes restent sur le territoire des parents, les groupes s’agrandissent. Et les chevreuils arrivent à conquérir différents micro-habitats tels que les bosquets, les jardins, les vergers, les champs, et tout cela, non pas grâce, mais à cause des contraintes que nous leur imposons.

« Il est impossible de contrôler les populations sauvages car on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Et pour ce faire, il faut voir le chevreuil tel qu’il est et faire de ce merveilleux animal l’acteur de sa propre gestion. »

…Aujourd’hui, quand un chevreuil grignote trop souvent le bourgeon apical d’un jeune plan d’arbre destiné dans un futur plus ou moins proche à être vendu, ce plant « mutilé » aux yeux du forestier devient inexploitable. Pour que la forêt se régénère, on investit alors dans l’installation de mesures coûteuses de protection, comme des clôtures. Ces clôtures que l’on multiplie en forêt et hors forêt, génèrent une perte de domaine vital et un manque alimentaire important chez les chevreuils. Ils sont alors obligés de se déplacer vers d’autres zones forestières dans lesquelles ils n’arrêteront pas de manger, impliquant la pose d’autre clôtures coûteuses.  Et si le forestier apprenait à donner pour recevoir, à planter un saule sans attrait lucratif à côté du hêtre, de l’épicéa, du chêne ? C’est le saule qui serait mangé par les chevreuils car sur le plan gustatif, c’est meilleur.

Dans nos « champs d’arbres » les chevreuils ne vont pas s’arrêter de manger pour nos beaux yeux. Ils interagissent avec la forêt. Ils ne l’exploitent pas, ils l’entretiennent, ils s’en nourrissent et n’ont aucun intérêt à gaspiller cette ressource naturelle vitale. Il ne faut pas chercher la densité idéale d’animaux pour que l’exploitation du bois soit préservée de ces sauvages. L’équilibre cynégétique ne peut pas être géré, il est instable et varie depuis la nuit des temps. Il dépend du climat, des conditions météorologiques, de l’offre en nourriture, de la prédation et de beaucoup d’autres facteurs.

Les forestiers doivent revenir à une exploitation qui donne quelque chose de plus intéressant et plus goûteux pour les animaux qui y vivent pour qu’ils se désintéressent des arbres que nous souhaitons utiliser. La nature n’est pas un gisement mais un bien commun à tous les animaux, Homme compris.

Extraits repris en regard de la situation genevoise et avec l’autorisation de l’auteur Geoffroy Delorme, que je remercie y compris pour son soutien bienvenu.

Tous les humains mais particulièrement les chasseurs et les forestiers devraient lire ce livre à défaut d’avoir pu partager de l’intérieur la vie de la forêt comme l’a fait l’auteur.

Lire aussi l’entretien de Geoffroy Delorme paru dans la Tribune de Genève du 5 mars 2021 et qui, étant donné le contexte vécu à Genève par rapport au cerf, m’a donné envie de lire le livre